Chiche ! Chambéry (73)

Hypermobilité

mai 2002

Il y a [...] une contrainte à laquelle aucune technologie ne peut rien changer, c’est le nombre d’heures contenues dans une journée.

Et comme notre champ d’action devient de plus en plus vaste, il nous faut nous concentrer sur des domaines de plus en plus étroits. Si nous passons plus de temps à contacter ceux qui sont éloignés, nous devons réduire le temps passé avec ceux qui sont proches. Si nous sommes en contact avec plus de gens, nous sommes obligés de consacrer moins d’attention à chacun. Dans les sociétés "piétonnières" où l’on opère sur une petite échelle (sociétés "hypomobiles"), tout le monde se connaît. Dans les sociétés "hypermobiles", les communautés géographiques d’autrefois sont remplacées par des communautés d’intérêt, sans liens spatiaux. On y passe davantage de temps, physiquement, en compagnie d’étrangers. On met volontiers en avant les avantages de la mobilité, en revanche on prête peu d’attention aux inconvénients de l’hypermobilité. Et pourtant, il est facile d’imaginer les conséquences indésirables d’une société hypermobile en extrapolant à partir des tendances actuelles. [...]

Le monde deviendra de moins en moins convivial, de plus en plus anonyme. On connaîtra de moins en moins ses voisins. [...] Même lorsqu’ils vivent dans une proximité physique, les riches mobiles et les pauvres immobiles ne vivent pas dans le même monde. Les pauvres, par manque de mobilité, sont confinés dans des prisons aux murs invisibles. Ils sont en permanence tentés et agressés - comme même des prisonniers enfermés entre de vrais murs ne le sont pas - par l’ostentatoire et illimitée consommation des gens prospères. On peut voir et entendre les nantis voler au-dessus des têtes ou rouler sur les autoroutes bordant les ghettos. Ils font étalage à la télévision de leurs privilèges, manifestement hors de portée du commun des mortels. Pour les nantis, le pauvre est généralement invisible. Ils ont en effet tendance à voir moins facilement les détails de ce monde en raison de la hauteur et de la vitesse avec lesquelles ils se déplacent. [...]

La société deviendra moins démocratique. Les individus auront de moins en moins d’influence sur des décisions qui déterminent leur vie, alors même que du fait de leurs activités économiques et sociales ils agissent sur des espaces de plus en plus étendus et avec des moyens de plus en plus sophistiqués. Les autorités politiques doivent nécessairement élargir leurs aires d’influences géographiques pour accompagner le changement d’échelle des questions qu’elles ont à résoudre. Le pouvoir politique migre des autorités locales vers le gouvernement et le Parlement et plus encore vers Bruxelles et vers des institutions non légitimement élues telles la Banque Mondiale ou l’Organisation Mondiale du Commerce. A Seattle [ou Doha], aucune institution démocratiquement élue et reconnue n’a pris place d’aucun côté dans le débat qui opposait l’OMC aux groupes de protestataires - ni Greenpeace, ni les Amis de la Terre ne sont des démocraties. La confiance dans ces institutions qui n’ont de compte à rendre à personne diminue au fur et à mesure que leurs actions semblent tourner en rond (dans cette partie de la science fiction où le futur est lié à la conquête de l’espace, on ne trouve pas un seul exemple de société démocratique). [...]

Les partisans de la télécommunication comme solution aux problèmes de transport, pensent que les télécommunications vont redonner une dimension humaine aux sociétés, en permettant à davantage de gens de travailler de chez eux, de passer plus de temps à leur domicile, de connaître mieux leurs voisins... Pourquoi pas ? Mais ceci suppose que les gens se satisferont de passer une part de plus en plus réduite de leur vie dans le monde réel et une part croissante dans les communautés virtuelles auxquelles ils participent électroniquement. Cela suppose que les gens accepteront de ne pas se rencontrer physiquement, de ne pas serrer les mains des nouveaux amis qu’ils rencontrent par l’internet, qu’ils ne chercheront pas à faire eux-mêmes l’expérience des nouvelles cultures qu’ils expérimentent virtuellement, et qu’ils ne souhaiteront pas partager de vraies pauses café avec leurs collègues. Cela fait à l’évidence beaucoup de suppositions. Laissez-moi illustrer ces évidences décourageantes par cette anecdote vécue lors d’une rencontre à l’aéroport de Vancouver entre deux avions : Je me mis à discuter avec mon voisin. Il attendait un vol pour Toronto où il se rendait pour jouer au bridge avec un habitant de Toronto, un Ecossais et un habitant de San Francisco. Ils s’étaient "rencontrés" et avaient joué au bridge via l’internet : et là ils ressentaient le besoin de jouer "pour de vrai".

"Hypermobilité", John Adams (paru dans Prospect à Londres, en mars 2000 ; traduit de l’anglais par Gilles Aurejac)

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