Chiche ! Chambéry (73)

Les trois failles du développement durable

mardi 25 novembre 2008

Puisque « développement durable/soutenable » peut signifier tout et n’importe quoi, précisons d’emblée ce dont nous parlons. Il ne s’agit pas d’un retour aux sources de la définition de 1987 (1) qui pose les bases d’une « soutenabilité forte », où l’activité humaine est soumise aux impératifs écologiques, et ne peut mordre sur le capital des générations futures. Il s’agit plutôt de cette lecture qui s’autorise des ambiguïtés du texte officiel, lequel continue à utiliser le mot développement – alors même qu’il est idéologiquement marqué, comme l’ont montré les théoriciens du mouvement décroissant (2) – et qui porte un projet politique fort, où l’activité humaine est réduite à sa dimension économique.

Le développement durable dont il sera question ici est donc un souci environnemental affiché, mais dicté par des exigences écologiques relativement faibles. Depuis une vingtaine d’années que l’expression existe, depuis une dizaine qu’elle est connue du grand public, même les entreprises des secteurs les plus nocifs en matière d’environnement (automobile, énergie, etc.) n’ont pas hésité à s’en réclamer. La pensée molle du développement durable qui est aujourd’hui à l’œuvre, et qui est le fait des entreprises et des gouvernements, ignore l’écologie-politique telle qu’elle s’est construite dans les années 1970 autour des questions d’autonomie et de restauration du lien avec la nature. Elle emprunte beaucoup, au contraire, à la « modernisation écologique », mouvement de pensée essentiellement anglo-saxon qui refuse de réfléchir le rôle de la technique et le véritable culte qui ne cesse de grossir autour de ses objets, mais aussi de penser la lutte contre les inégalités. Et dont nous nous attacherons ici à montrer les incohérences.

Des propositions inadaptées

L’état de ce que la nature met à notre disposition et que nous avons pu dégrader est bien connu. Les experts du GIEC (3), pour prendre l’exemple des désordres climatiques, voient leurs rapports réguliers acceptés par les institutions politiques qui les publient, et reconnus par la communauté scientifique dont sont issu-e-s les membres du groupe. Le grand public et les décideurs politiques, placés pendant de nombreuses années devant des « polémiques » scientifiques qui n’en étaient pas, sont désormais sensibles à ces questions et disposés à s’y attaquer de front. Néanmoins, les objectifs du protocole de Kyoto en 1997, comme de ceux qui ont suivi, sont ridiculement bas comparés aux exigences écologiques (8%, maintenant 20%). Il s’agit non pas d’objectifs correspondant à des nécessités physiques, mais de compromis politiques.

De la même façon, des rejets de 150g de CO2 par kilomètre (c’est le seuil retenu pour qu’un voiture puisse être dite propre) contribueront très faiblement à ces réductions. Sur un autre sujet, 0,9% d’OGM dans une production classique ne garantissent pas d’une pollution génétique globale, n’assurent pas une quelconque sécurité sanitaire. Il s’agit encore une fois d’un compromis autour d’un chiffre. Ce n’est pas uniquement la modestie de ces objectifs qui doit être remise en question, mais aussi le fait que, malgré la connaissance de la crise écologique, ils contribuent à en minimiser l’ampleur. « Petits pas », certes, mais ne servent-ils pas à cacher le problème ? D’autre part, leur efficacité est tronquée par certains biais de pensée qui doivent être mieux connus si nous voulons une élaboration véritablement démocratique (car c’est aussi une exigence mise en avant par le projet de développement durable) des politiques écologiques à venir.

Effet rebond

Notre capacité à désirer est illimitée… si ce n’est que nous ne disposons que de 24h par jour, pas une de plus. Ou que notre revenu nous impose des limites bien en amont de celles de notre civilité. Si mon revenu augmente, il y a fort à parier que je ne pourrai pas pour autant faire plus d’économies. Mes désirs vont s’ajuster à mes possibilités. Tant qu’ils ne correspondent pas à une réflexion plus globale, qu’elle soit politique, morale ou spirituelle, ils rebondiront sur la paroi des limites qui me sont imposées de l’extérieur. La croissance des besoins est garantie… mais pas le bonheur. Si le coût de l’électroménager baisse, je pourrai m’équiper d’un appareil supplémentaire avec la même somme. Si ma voiture consomme moins de carburant… je pourrai rouler plus : aller plus loin, partir plus souvent.

On voit le lien entre ce phénomène et le développement durable, et comment il en brise une des notions-clefs, celle de l’efficacité et du progrès technique, et de leur capacité à faire baisser un bilan environnemental global. L’amélioration d’un produit qui consommera moins de ressources ou sera plus efficace ne pourra jamais aboutir à une baisse de la consommation totale de ressources. Elle sera toujours compensée par l’explosion des besoins. Aussi l’équipement sans cesse renouvelé en objets toujours plus efficaces est-il un puits sans fond. Les inconvénients ? On perd ainsi l’occasion de repenser le besoin, pendant que cette idée contribue à une croissance continue de notre prédation, toujours compensée par le rêve que « demain, avec le progrès, on polluera moins, d’ailleurs on a déjà commencé ».

Énergie grise

Et très concrètement, on ne considère que certaines des économies de ressources naturelles de ces équipements. Celles qui sont faites à l’usage, et pas forcément à la production. Et que l’on nomme « énergie grise ». Voiture propre… on voit bien que la différence entre une vieille Ford Fiesta qui dégage 190g de CO2 par kilomètre et les 135g de la dernière Mégane ne sauvera pas la planète, comme pourrait le laisser imaginer la nouvelle fiscalité autour de l’automobile.

Non seulement, effet rebond oblige, il y a fort à parier que l’intérimaire/précaire/travailleuse à temps partiel (rayer les mauvaises réponses) au volant de la première consomme moins, tous comptes faits, que la personne plus aisée au volant de la seconde, qui se permet des trajets plus longs et plus fréquents. Mais pensons au cycle de vie complet de ces deux équipements. Avant son premier kilomètre, une voiture a déjà nécessité 300 000 litres d’eau et 30 tonnes de matières premières (4). La renouveler à chaque progrès technique a un coût loin d’être négligeable, et s’en débarrasser, auprès d’une population moins exigeante (mais alors stigmatisée pour les pollutions qu’elle a accepté de voir externalisées chez elle), n’est acceptable que si ce rythme n’est pas supérieur à l’épuisement des vieilles Ford précédemment citées… même sans le pot catalytique. Que l’on applique le même calcul, fabrication plus usage, à d’autres équipements « de haute qualité environnementale », et leur vertu écologique fond. Aussi, entre aménagement de l’existant et renouvellement selon les standards du développement durable, nous devons effectuer des calculs plus complets avant d’adopter d’emblée la seconde solution pour la plus écologique.

A la recherche de la cohérence

C’est à une réflexion plus complète que nous amène toujours la critique du développement durable. Avant de faire des choix en apparence simples, il s’agit de remonter des chaînes de causalité, de faire des bilans globaux, de trouver la cohérence propre aux systèmes naturels… et sociaux. A quoi bon décréter que la cantine des écoles sera approvisionnée en bio si aucune politique publique (enseignement agricole, protection sociale, foncier rural, etc.) n’assurera pas, au moins à l’échelle du pays, cette production ? Encore une chaîne dont on préfère considérer les derniers maillons, les plus proches et les plus reluisants, plutôt que s’assurer la solidité de chacun… et de l’ensemble. Faute des moyens de comprendre la complexité des enjeux écologiques, le développement durable est une série de mécanismes psychologiques de protection... pour éviter de réfléchir ? L’objectif politique trop modeste, comme le bilan réducteur, aboutissent à un véritable déni de la réalité. On peut les penser comme de « petits gestes » politiques, comme on fait la promotion des « petits gestes » individuels. Fermer le robinet en se lavant les dents, ce sont des litres d’eau économisés chaque jour, mais aussi une manière de dire sa sensibilité aux questions environnementales, s’engager petit à petit dans un rapport nouveau à la nature… c’est surtout une façon de se donner bonne conscience. Comme on donne des vêtements usés à Emmaüs après avoir fait au mieux pour ne pas payer un euro d’impôts en trop. Comme on achète son pain bio en espérant compenser la surconsommation de viande ou les trajets quotidiens en bagnole. Comme on plante un arbre pour se déculpabiliser d’une semaine aller-retour en avion.

Le développement durable présente des solutions simples, applicables, réalistes (car on peut facilement les imaginer depuis le point de départ). Ses défauts sont souvent ceux d’une réflexion partielle, qui a refusé d’envisager le problème dans son entier pour le rendre plus accessible… ou pour ne pas mettre en œuvre de révolution écologique. Car c’est une stratégie politique qui rassure l’électeur/rice, mais aussi et surtout les acteurs économiques qui pourront continuer à pousser à la consommation, à exiger de la croissance et à assurer leur prédation du dernier bien commun : la nature.

(1) Selon la définition proposée en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement dans le rapport Bruntland : « un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de "besoins", et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir. » (2) Parmi eux et elles, Gilbert Rist (Le Développement, histoire d’une croyance occidentale), Serge Latouche (Faut-il refuser le développement ?). (3) Groupe international d’experts sur le climat. (4) Plus exactement, vingt fois plus de matières premières que son seul poids, source T&E Bulletin, n° 89, juin 2000, citée par Vincent Cheynet, « L’impossible voiture propre », Casseurs de pub, novembre 2001.


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