Chiche ! Chambéry (73)

Fonds de pension, pièges à cons !

décembre 2003

Pour de nombreux hommes de gauche, ils représentent un espoir de socialisation du capital. Les fonds de pension et, plus généralement, les gestionnaires des autres formes d’épargne salariale seraient la seule voie moderne d’une maîtrise retrouvée des rapports entre capital et travail, la voie étatique étant désormais barrée par la globalisation. Pure illusion …

Les fonds de pension et les autres investisseurs institutionnels sont devenus des acteurs majeurs de la finance de marché globale. Leur montée en puissance est d’abord le résultat d’un phénomène démographique. La génération nombreuse du « baby boom » des pays riches est arrivée à l’âge (40-60 ans) où les ménages épargnent. Cette épargne est très largement financière. Dans les pays où les systèmes de retraite par capitalisation jouent un rôle important, tels les USA, une partie de cette épargne est destinée à financer la retraite. Elle est gérée par les fonds de pension. Comme la génération du « baby boom » est plus nombreuse que la précédente, les fonds de pension reçoivent actuellement en cotisations plus qu’ils ne versent en retraites. Ils placent l’excédent en titres. Les ménages américains investissent également individuellement en titres (actions, obligations…), et surtout confient leur épargne à des gestionnaires d’épargne collective, les mutual funds et les compagnies d’assurance-vie. Dans les pays à régime de répartition quasi pure, comme la France, les cotisations retraites sont égales chaque année aux retraites versées. Les ménages aisés y accumulent aussi une épargne financière dans des OPCVM (organisme de placement collectif en valeurs mobilières - ie les actions, obligations etc…) et des contrats d’assurance-vie. Désormais, « grâce » à la loi Fillon du 21 août 2003, ils peuvent profiter de véritables fonds de pension à la française (les PERP - plan d’épargne retraite populaire ; et les PERCO - plan d’épargne pour la retraite collectif - destinés aux entreprises).

Du fait de la complexité et du risque accru dans la gestion des patrimoines financiers provoqués par la libéralisation financière, les gestionnaires d’épargne sont devenus les acteurs prépondérants de la finance globale. Ils sont désormais des actionnaires très importants des entreprises cotées en Bourse. Conséquence : les entreprises changent de propriétaire. « Propriétaire », celui qui détient le droit de contrôle résiduel, c’est-à-dire le droit d’utiliser souverainement la monnaie qui reste à l’entreprise une fois que celle-ci a honoré tous ses contrats.

Après la guerre, dans les pays riches, avec la dilution de la propriété familiale dans les grandes entreprises produite par les augmentations de capital auprès du grand public ou des banques, la propriété des entreprises passe aux dirigeants. Les dirigeants-propriétaires restent néanmoins sous le « contrôle » des actionnaires. Dans le capitalisme anglo-saxon, l’actionnariat est très diffus. C’est à la Bourse que s’exerce le contrôle sur les « dirigeants-propriétaires ». Il prend la forme de sanctions a posteriori. Si les actionnaires ne sont pas satisfaits des résultats du dirigeant, en termes de dividendes distribués ou d’évolution des cours des actions, ils votent avec leurs pieds en vendant les actions. Le cours de l’action baisse, et le dirigeant est alors à la merci d’un raider, qui lève des fonds sur le marché des obligations ou obtient des crédits bancaires pour lancer une OPA (offre publique d’achat) inamicale. Si l’OPA réussit, le dirigeant est renvoyé et l’entreprise est en général dépecée et revendue par lots à d’autres dirigeants-propriétaires. Dans le capitalisme rhénan (Allemagne et Japon en sont les modèles), le dirigeant-propriétaire est à l’abri de ce genre de désagréable épisode. Un petit nombre d’actionnaires sont en effet regroupés et disposent d’une part suffisante du capital social pour obtenir la majorité des votes dans les assemblées générales d’actionnaires. Ce sont des banques, par ailleurs créancières principales de l’entreprise, ou d’autres entreprises. Le dirigeant est alors sous le contrôle de ses pairs, des dirigeants-propriétaires de banque et d’entreprise. Ceux-ci lui laissent une très large liberté de manœuvre sous réserve de réciprocité et tant qu’il ne commet pas de faute jugée grave par ses pairs. Dans ces capitalismes, les dirigeants des grandes entreprises étaient donc les propriétaires, dans la mesure où ils avaient incontestablement le droit de contrôle résiduel. Leur seule contrainte était de servir aux actionnaires une rémunération « satisfaisante ». Sous cette contrainte, les objectifs des dirigeants pouvaient être variables. En tout cas, les dirigeants des grandes entreprises cotées n’avaient aucune raison de privilégier la rentabilité des fonds propres. Aujourd’hui, la globalisation financière obligerait le capitalisme rhénan (« plus efficace à long terme car privilégiant les stratégies de croissance, et plus social ») à évoluer vers le capitalisme anglo-saxon. En fait, l’un comme l’autre ont été profondément transformés par l’émergence des investisseurs institutionnels (les bien nommés « zin-zins ») et de la finance globale.

Les zinzins sont devenus les véritables propriétaires des grandes entreprises cotées. Le contrôle qu’ils exercent désormais sur les dirigeants d’entreprise n’a plus rien à voir avec les sanctions brutales qu’exerçait a posteriori le couple petit actionnaire/raider du capitalisme anglo-saxon, ni avec le contrôle également a posteriori qu’exerçait sur ses membres l’oligarchie des dirigeants-propriétaires du capitalisme rhénan. Dans un très grand nombre d’entreprises, ce sont eux qui détiennent désormais le droit de contrôle résiduel. Les zinzins, du hedge fund le plus audacieux au gestionnaire de fonds de pension le plus prudent, gèrent l’épargne des millions de ménages aisés de la génération du baby boom des pays riches. En tant que tels, ils n’ont qu’un objectif : maximiser le rendement de l’épargne de leurs mandants, compte tenu du niveau de risque que ceux-ci sont prêts à assurer. Quand les zinzins investissent en actions, leur objectif est donc d’optimiser le couple rendement/risque de ce type de placement. Le risque d’un placement en actions est la volatilité du prix de l’action. Réduire ce risque, c’est se donner les moyens de prévoir l’évolution des cours. Cela passe par l’information sur ce que font et veulent faire les dirigeants. D’où les codes de « gouvernement d’entreprises », dont l’essentiel est : « informez-nous, soyez transparents, permettez-nous de vérifier ce que vous faites, annoncez et justifiez ce que vous allez faire ». Quant au rendement, c’est simple : l’objectif des dirigeants doit être la maximisation de la valeur de l’entreprise pour ses actionnaires, donc de la rentabilité des fonds propres. L’une des conséquences de ces deux exigences est que les zinzins interviennent désormais directement sur le périmètre et l’organisation interne de l’entreprise. Reste l’irréductible asymétrie d’information entre actionnaires et dirigeants d’entreprise. Pour la surmonter, le seul moyen est d’intéresser directement les dirigeants à la poursuite de l’objectif de l’actionnaire. La méthode la plus simple consiste à leur distribuer des « stocks-options ». Pour la plupart des dirigeants des grandes entreprises, les « stocks-options » sont aujourd’hui, de loi, la source principale d’enrichissement. Leur intérêt économique est donc désormais identique à celui des actionnaires. On passe d’un mécanisme de sanctions a posteriori à un système de contraintes et de normes a priori qui modifient en profondeur les objectifs et modes de gestion des entreprises. Il y a ainsi transfert de la propriété des grandes entreprises cotées de leurs dirigeants aux zinzins.

Rupture importante. Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, cet actif très particulier qu’est la propriété des entreprises (au sens économique) devient un actif liquide. Si autrefois, les actions d’entreprise étaient déjà des actifs très liquides, elles ne conféraient pas de droit de propriété réel sur l’entreprise. Aujourd’hui, la concentration des actions dans les mains des zinzins rend liquide le droit de propriété lui-même. Les entreprises sont donc désormais gérées selon l’objectif unique de « maximisation des profits ». Le paradoxe, c’est que ce grand pas du fonctionnement réel du capitalisme vers les comportements et mécanismes capitalistes « purs » que décrivent les modèles théoriques de l’économie se produit grâce au fait que des gens, qui sont pour l’essentiel des salariés et dont certains étaient sur les barricades en 68, sont, par l’intermédiaire des zinzins, devenus les propriétaires des grandes entreprises. Le capitalisme le plus pur (le profit comme norme suprême de l’activité économique) résulte donc d’une forme particulière de propriété sociale du capital.

Certains voient dans ce phénomène l’émergence d’un « capitalisme patrimonial » : aujourd’hui, les salariés, dans un rapport de forces avec les propriétaires réels des entreprises plus défavorable que ce qu’il était pendant les Trente Glorieuses, pourraient, à condition d’œuvrer collectivement, rééquilibrer les rapports entre eux. Car les nouveaux propriétaires des grandes entreprises sont désormais les mandataires de millions de personnes dans leur grande majorité salariées. La réponse à long terme à des « affaires Michelin » serait donc : création de fonds de pension, développement de l’épargne salariale, investie dans les entreprises ; démocratisation des stocks-options et, plus généralement, des formes de rémunération des salariés liées aux résultats. Ainsi, pensent-ils, les salariés d’une entreprise et plus généralement l’ensemble des salariés-actionnaires auraient leur mot à dire sur les critères de gestion.

Derrière cette analyse, certaines utopies anarchistes ou socialistes du XIXème siècle. Trois objections : premièrement, les entreprises « propriétés » des zinzins resteront une minorité ; deuxièmement, les salariés-actionnaires resteront une minorité des salariés ; troisièmement, leurs critères de gestion ont fort peu de chances de différer de ceux d’actionnaires purs. Ce qui tend à disparaître du capitalisme contemporain, ce sont les entreprises « technocratiques » où les dirigeants salariés sont les véritables propriétaires face à un actionnariat diffus, ainsi que les entreprises « oligarchiques » du capitalisme rhénan. Dans ces entreprises, les zinzins ont déjà acquis la propriété réelle. Mais cela ne saurait faire oublier qu’un autre phénomène se développe en parallèle : l’apparition de nouvelles entreprises de type individuel, qui peuvent devenir de grandes entreprises et rester la propriété de leurs fondateurs et de leurs héritiers désignés. Les noms de Arnault, Bolloré, Bouygues, Lagardère, Pinault en témoignent en France. Mais surtout, on sait que la majorité des entreprises ne sont pas les plus grandes, mais des entreprises petites et moyennes où le type de propriété individuelle et familiale reste absolument dominant. Le pouvoir des salariés-actionnaires, s’ils le prennent et l’exercent, ne concernera donc qu’une minorité d’emploi s dans les pays riches, a fortiori dans les restes du monde où les zinzins sont encore peu présents. Or, ces entreprises, hypothétiquement propriété collective des salariés, sont et seront directement ou indirectement en compétition avec les autres qui resteront, elles, du plus pur type capitaliste traditionnel. On voit mal dès lors comment cette compétition leur permettrait d’adopter des comportements significativement différents. Si l’actionnariat salarié direct ou par l’intermédiaire des zinzins peut encore se développer, il ne concerne qu’une minorité : ceux qui peuvent se permettre d’avoir un fort taux d’épargne tout au long de leur vie. Au sein de cette minorité, ceux qui ont des intérêts d’actionnaires significatifs sont eux-mêmes une minorité. Ainsi, aux USA, 10% des ménages détiennent près de 90% des actions et des parts des mutual funds. Quelles que soient les formes prises par l’organisation d’une gestion collective de l’épargne des salariés, la minorité très directement intéressée au rendement de son épargne, parce que cette épargne est très importante, soit prendra le pouvoir, soit fera sécession, si la gestion collective ne lui convient pas. Or, il ne fait pas de doute que cette minorité se comportera avant tout en actionnaire en raison de l’évidente dissymétrie de ses intérêts. Exiger une rentabilité la plus élevée possible est nettement dans son intérêt, alors que les conséquences possibles sur le rapport capital-travail dans son ensemble ont toutes les chances de ne pas les concerner directement, mais plutôt de concerner la masse des salariés précarisés du bas de l’échelle, dont elles ne font pas partie. Ainsi, les zinzins, encore plus puissants, même passés sous le contrôle d’organisations représentatives de l’ensemble de leurs mandants, ne pourraient se comporter différemment d’aujourd’hui. Les fonds éthiques n’y changeront rien : car les choix éthiques ne sont, pour l’instant, jamais faits au détriment de la rentabilité. Entre deux entreprises également rentables, on choisira la plus écologique, mais on n’offrira aucune prime à cette dernière. Les suppléments d’âme, auxquels sont incontestablement sensibles les classes moyennes, ne doivent pas toucher à leur porte-monnaie.

Il n’y a donc rien à attendre de la montée en puissance des zinzins en matière d’évolution du rapport capital-travail. Bien plutôt devrait-elle contribuer à accentuer encore l’éclatement du salariat entre une minorité doublement privilégiée (salaires élevés et actionnaires) et la grande majorité, surtout si l’on raisonne au plan mondial. Fonds de pension, pièges à cons !


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